Après l’immense succès de Petit Pays, Gaël Faye a publié Jacaranda en septembre dernier qui a dans la foulée remporté le prix Renaudot.
Gaël Faye navigue entre Paris et Kigali. Il a donc une connaissance extrêmement fine de ce pays qui occupe une place à part sur la scène internationale. Un pays que j’ai découvert en août dernier lors d’un reportage. Qui m’a bouleversé. Un pays où je suis retournée en décembre pour l’écriture d’un livre sur les femmes violées pendant le génocide et les enfants nés de ces viols. Ces « cadeaux du malheur » comme on les appelle sur place.
Gaël m’a fait l’immense joie de répondre à des questions à la fois intimes et personnelles sur ce Rwanda qui m’hypnotise.
Gael, vous habitez au Rwanda, à Kigali, après de longues années passées en France, quel lien entretenez-vous avec ce pays ? Et qu’est-ce qui le rend aussi bouleversant à vos yeux ?
J’habite au Rwanda depuis 2015. J’ai une relation particulière avec ce pays parce que quand j’étais petit, au Burundi, ma famille rwandaise réfugiée, exilée, en parlait comme du pays du lait et du miel. Lorsque j’ai découvert le Rwanda au lendemain du génocide, j’ai eu l’impression que ce pays dont on parlait dans les récits des grands-mères, de ce pays où on allait revenir et où tout allait être comme dans un rêve, était finalement un désastre, c’était un charnier à ciel ouvert, et donc, j’ai mis du temps à appréhender le Rwanda, à comprendre le Rwanda, à me sentir chez moi. C’est en y vivant, en famille, à travers aussi l’expérience de vie de de mes propres enfants, que peu à peu je m’ancre dans ce pays.
Pourquoi est-il bouleversant à mes yeux ? Tout simplement parce que c’est un pays qui a connu le pire et qui a su se relever. Une société qui a complètement explosé en 1994 et qui existe à nouveau aujourd’hui. C’est son immense force.
Votre dernier livre, Jacaranda, traite en partie de la génération d’après le génocide. Celle qui va s’emparer du Rwanda, faire renaître un espoir et une mémoire durables. Que pensez-vous de cette génération dite « de transition » ? En êtes-vous fier ?
Je dirais que celle qui va s’emparer du Rwanda et faire renaître un espoir, c’est la génération de mes parents. C’est elle qui a fait ce travail-là, qui a fait renaître une mémoire durable. Ce sont eux qui étaient dans les camps de réfugiés, qui étaient en exil, ce sont eux qui qui se sont battus pour arrêter le génocide, pour reconstruire le pays, pour lancer de grands projets, de grands travaux à tous les niveaux de la société.
La génération qui arrive, c’est celle que j’appelle la génération d’après le désastre. Elle est face à un problème qui est d’être à la hauteur de ses aînés. 70% des Rwandais sont nés après le génocide. Une génération qui n’a jamais connu la guerre, qui n’a jamais entendu le bruit des armes. C’est beaucoup dans cette région très perturbée des Grands Lacs d’Afrique et donc un grand poids repose sur ses épaules : le poids de faire. Je crois que c’est une génération qui doit trouver sa place. C’est une génération qui peu à peu prend le pouvoir, qui est dans les pas de ses aînés. La question est donc de savoir comment elle va garder sa singularité, sans avoir à se comparer à ces années-là, mais en faisant perdurer ce travail qui a été accompli depuis 30 ans.
Est-ce que j’en suis fier ? Je ne sais pas, je ne sais pas trop ce que ça veut dire être fier d’une génération. Mais si il y a une génération de transition, ou en tout cas trait d’union plutôt, je dirais que c’est la mienne. Donc je me sens comme un aîné à leur écoute.
Quelle est votre vision des 3000 enfants nés des viols, ces enfants du hasard qui ont aujourd’hui 30 ans et réussissent à se construire, reconstruire sur l’inimaginable ?
J’en ai rencontré, et je dirais que c’est difficile de répondre à ces questions-là parce que chaque enfant, chaque personne a son parcours, a sa vie, avance comme il peut.
Mais ces enfants sont la leçon d’humanité du Rwanda. Ces femmes (ndlr 250 000 femmes ont été violées pendant le génocide) ont subi des viols terribles et ont gardé ces enfants et ceux-ci vivent avec le poids d’être né d’un crime et non pas d’un amour. Je me souviens que dans nos discussions, c’était ce dont ils parlaient : ce poids. Certains enfants ont des problèmes de santé mentale. Ce qui est, à mon avis, un des grands défis du Rwanda, la santé mentale.
La population rwandaise s’accroche, se bat pour oublier le dernier génocide du 20e siècle. La bataille est-elle gagnée ? Ce pays a-t-il réussi un miracle ?
Je pense que les Rwandais ne se battent pas pour oublier le génocide. Au contraire. C’est là aussi la grande capacité et le grand exemple du Rwanda : être lucide et regarder son passé en face, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup d’autres pays. Chaque année, pendant trois mois, il y a des commémorations car il ne faut pas oublier. L’oubli, ce serait le risque de reproduire les erreurs qui nous ont amené au génocide. Et donc elle ne se bat pas pour oublier. Au contraire, elle se bat pour ne pas oublier. La population rwandaise s’accroche bien sûr, elle s’accroche et. Et depuis 30 ans, le pays s’est stabilisé, la société rwandaise est redevenue une société, les gens ont refait société. Les catégories ethniques n’existent plus dans l’espace public. Et donc il y a, il y a eu énormément d’avancées.
Ce pays a-t-il réussi un miracle ? J’essaie de ne pas trop utiliser le mot miracle quand il s’agit du Rwanda. Il gomme la question de la responsabilité politique. Le Rwanda, au lendemain du génocide, a failli devenir ce que l’on observe dans d’autres pays du Sud, c’est-à-dire une République d’ONG. Il y avait les Nations unies, il y avait des centaines d’ONG. Le Rwanda en est là où il est parce que les Rwandais et les Rwandaises ont travaillé d’arrache-pied depuis 30 ans.
Comment travaillez-vous vos textes, votre écriture, pour transcrire la pudeur et l’humilité, les secrets enfouis qui caractérisent le peuple rwandais ?
Je dirais que c’est d’abord de l’observation. C’est certainement un habitus aussi. C’est à dire que j’ai grandi dans ces cultures. Culture de la région des Grands Lacs au Burundi, puis au Rwanda. Donc j’ai intégré certains codes, certaines manières d’être. Qui passent aussi, je pense, de façon inconsciente dans mon écriture. Donc voilà, je dirais que c’est ça : une part d’observation et une part de connaissances sur la façon dont les gens réagissent à la joie ou au malheur par exemple.
Jacaranda, Éditions Grasset.